De la consommation ostentatoire du luxe à l’émotion

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par Vincent Grégoire, directeur du département Art de Vivre chez Nelly Rodi

Gilles Lipovetsky disait en 2003 « nous sommes entrés dans l’âge de l’individualisation du luxe qui marque une inflexion et non une rupture avec la logique de distinction sociale théorisée par Veblen et reprise par Bourdier ». En effet, d’après lui, bien que l’idée du luxe « ostentatoire » basé sur la consommation visible de produits de luxe ayant pour finalité d’appartenir ou de se démarquer d’un groupe social fera toujours partie d’une forme de consommation, notamment pour les strates de populations nouvellement riches comme celles d’Inde, de Russie, de Chine, la tendance de ces dernières années d’hypermodernité mène le client du luxe à préférer des objets lui apportant une jouissance intérieure plutôt que sociale. Il précise alors que « la distinction est alors plus narcissique que sociale ». Les acheteurs réguliers du luxe privilégient aujourd’hui davantage le bien-être, la sécurité, la qualité de vie. Gilles Lipovetsky appelle cela « l’esthétisation des comportements de consommation ».

Nous entrons, à ce moment-là, dans le luxe émotionnel : le « savoir posséder » avant le « pouvoir acheter ».

Qu’en est-il dix ans plus tard ?

L’étude Lens on the Worldwide Luxury Consumer (2014) du très célèbre cabinet Bain & Company nous met sur la piste de quatre profils d’acheteurs du luxe en 2014, à l’heure où leur présence se multiplie. 330 millions, c’est le nombre de consommateurs de produits de luxe à la fin de l’année 2013 alors qu’ils n’étaient encore que 90 millions en 1995. En 2030, cette typologie très spécifique d’acheteurs sera estimée à 500 millions, avec l’ajout de 10 millions de consommateurs chaque année. Cependant, les consultants chez Bain & Company mettent en garde les marques de luxe face à l’homogénéité grandissante des groupes de consommateurs du luxe.

Sur les 330 millions de consommateurs, 55% soit 180 millions oscillent entre des achats de luxe et des achats premium (comme des produits de beauté, accessoires, décoration d’intérieur). Les 45% restant soit 150 millions d’acheteurs représentent les véritables consommateurs du luxe dépensant 1250€ par personne et par an en produits de luxe.

Bain & Company nous propose de découper le marché en sept profils distincts de consommateurs du luxe :

  • L’omnivore : acheteur compulsif, généreux dans ses achats (plus de la moitié de ses achats sont en réalité des cadeaux), il répond au phénomène de la « collectionnite » et est adepte du « plus c’est mieux ». Nouvel entrant sur le marché du luxe, le produit de luxe est pour lui intimement lié à un statut social. De genre davantage féminin, l’omnivore dépense en moyenne 2350 euros par an en produits de luxe, majoritairement en joaillerie et horlogerie. Connecté, il se laisse influencer par les réseaux sociaux et les avis de ses proches. L’omnivore privilégie les magasins en propre, le fameux flagship store, et les marques aspirationnelles. Sa loyauté est cependant assez faible. Ses marques fétiches sont Balenciaga, Giorgio Armani et Bottega Veneta.
  • Le Smarty : consommateur averti, le smarty est l’acheteur « instruit du luxe » issu de la génération X et Y. En bon élève, il privilégie le savoir-faire, la qualité irréprochable des produits, la pérennité des biens qu’il consomme pour 1750 € par an. Ce profil accorde une importance certaine au service dispensé en magasin et à l’histoire de la marque. Il est fidèle aux marques qu’il affectionne et réitère son achat plusieurs fois par an. Comme l’omnivore, il est influencé par le web et les réseaux sociaux. Ses marques fétiches sont Céline, Berluti, Brunello Cucinelli. Il est particulièrement représenté aux Etats-Unis, en Europe Occidentale et en Chine.
  • L’investisseur : Réfléchi, rationnel, un brin fonctionnel, ce profil privilégie les produits durables qu’il peut transmettre de génération en génération (comme la maroquinerie, l’horlogerie, l’automobile) plutôt que les marques. Il reste d’ailleurs fidèle aux grandes marques accessibles. Il effectue, avec attention, de nombreuses recherches sur les marques auprès de son cercle d’amis et cherche à avoir l’avis d’autres consommateurs plutôt que de se référer à la publicité. Il privilégiera des enseignes comme Ermenegildo Zegna ou Jaeger-Lecoultre, à la renommée internationale, à la qualité irréprochable, au savoir-faire reconnu et implanté sur des marchés matures en termes de production du luxe. Cette typologie de consommateur est principalement issue du Japon et du Moyen-Orient et dépense 1450 € en moyenne par an.

 

  • L’hédoniste : largement tourné vers l’ostentation, il aime consommer des marques facilement reconnaissables par tous avant des produits qualitatifs. Achetant souvent en groupe, il aime avoir l’approbation sociale et la reconnaissance de ses pairs sur les produits qu’il souhaite acquérir. A l’affût des tendances, il consomme principalement des accessoires en maroquinerie et dépense en moyenne 1100 € par an. Malgré son appétence pour les belles choses, l’hédoniste représente le taux le plus faible de prescription envers les maisons de luxe. Loin du « No Logo », il considère la marque de luxe comme structurant social. Ses marques préférées sont Gucci, Coach ou Burberry. C’est la seule typologie représentée dans toutes les nationalités et générations.

 

  • Le conservateur : appartement à la génération X, la cinquantaine, il est le consommateur habitué du luxe, mature, privilégiant des biens durables (montres, joaillerie, maroquinerie), le service clientèle de qualité, les marques reconnues comme Rolex, Valentino, Alfred Dunhill. Autant masculin que féminin, le conservateur privilégie les magasins multimarques dans lesquels il a le choix et demande souvent l’avis de ses pairs. Il dépense en moyenne 1000 € par an et est présent sur les marchés matures du luxe mais également en Chine.

 

  • Le déçu : avec un budget de 800 € par an, peu convaincu par les messages publicitaires des marques, ce groupe de baby-boomers est neutre voir « usé » dans sa consommation du luxe. Privilégiant les accessoires ou les produits de beauté, le déçu cherche des produits pouvant durer une saison ou plus et les achète, lorsqu’il le peut, en ligne. Majoritairement des femmes, cette typologie de clients du luxe est issue d’Europe, des Etats-Unis, du Japon et privilégie les marques dites traditionnelles et reconnues comme Chanel, Hermès ou Cartier.

 

  • Le « Je veux et je ne peux pas » : Issu de la classe moyenne, originaire d’Europe de l’Est, d’Europe Occidentale, des Etats-Unis, le « wannabe », principalement des femmes, consacre 500 € de son budget pour des produits de luxe chaque année. A la recherche de biens d’entrée de gamme, les accessoires et les produits cosmétiques sont privilégiés par cette catégorie qui peut, aussi bien, sortir de la sphère du luxe pour combiner ses achats avec des produits accessibles. Fashionista dans l’âme, le profil wannabe s’inspire des tendances mode illustrées dans les pages des magazines spécialisés. Louis Vuitton, Prada et Dior s’affichent en tête des marques préférées de cette tranche d’acheteurs du luxe.

 

Nous constatons alors qu’il existe un nombre important de profils de consommateurs du luxe répartis au sein du marché global de la filière, principalement agglutinés dans trois types de zones géographiques : les « New Markets » comme la Chine, le Brésil, la Russie ; les « Mature Markets » tels que les USA, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et l’Italie puis le marché spécifique du Japon où les clients sont plus sélectifs dans leur démarche d’achat (Etude Google Ipsos, How affluent shoppers buy luxury goods, 2013). Ces typologies de consommateurs peuvent varier au sein d’un même pays ou d’une même génération.

L’étude nous confirme que le luxe reste encore dans les mains des baby-boomers représentant 45% de la consommation du luxe mondiale dont les attentes restent bien différentes de celles de leurs enfants qui constituent la fameuse Génération Y, futurs acheteurs du luxe. Cette génération est d’ailleurs la plus disparate avec des profils distincts passant des novices aux experts, du très classique au très pointu, des enthousiastes aux réfractaires. La maitrise de cette génération fragmentée sera assurément l’un des grands défis de demain pour les maisons de luxe.

Qui sont les acheteurs du luxe de la Génération Y ?

Cette tranche générationnelle regroupe les individus entre 18 et 35 ans. Hyper connectés, ils se nourrissent du web et de l’instantanéité que cela suppose. 80% d’entre eux sont sur les réseaux sociaux contre 44% pour les baby-boomers. Leur rapport au luxe est bien différent de celui de leurs aînés, habitués à une consommation du luxe « statutaire ». Pour 83% des 18-30 ans, il n’est pas gênant ni choquant de consommer du luxe en période de crise. Mieux, cela devient même un idéal, une respiration. Eric de Briones et Gregory Casper, les auteurs du livre La Génération Y et le luxe (2014), nous expliquent que cette génération à un rapport dualiste envers le luxe, à la fois suspicieux et passionnel, car il se mérite, il est une récompense mais n’est pas exclusif. En effet, cette catégorie de population aime se réapproprier les codes du luxe à son image, à ce goût prononcé du métissage d’influences. Ils peuvent assembler une pièce de luxe à plusieurs milliers d’euros avec une marque mass-market, la lisière entre le premium et le luxe étant pour la génération Y de plus en plus infime. Certaines marques de luxe comme Louis Vuitton ont su repenser les codes stylistiques de leurs produits en proposant des pièces plus singulières et transgressives. Nous pensons ici, par exemple, à l’ancienne collaboration entre Marc Jacob et Yayoi Kusama ayant donné naissance à sept pop-up stores à travers le monde dans un décor très coloré et tacheté de rouge, en marge des décors habituels. Pour séduire la génération Y, les marques de luxe devront s’adapter et repenser leur dialogue comme le font Burberry ou Sephora. L’étude démontre aussi que ces jeunes acheteurs aiment l’humour, le second degré et sont adeptes de la dédramatisation. Ils attendent des marques de luxe de la surprise, de la légèreté poétique et un peu de fun. Kenzo a par exemple lancé en 2012 un spot publicitaire « Watermarked », produit par Marco Roso, particulièrement remarqué par l’ironie déconcertante insufflée à ce lookbook vidéo. Scénario ringard, musique prosaïque d’ascenseur, sourires forcés à la caméra, un bouffée de second degré en marge des productions télévisuelles de leurs concurrents. Enfin, les nouveaux acheteurs du luxe sont plus exigeants que leurs prédécesseurs. Parce qu’ils ont accès à une importante source de données grâce à leur maîtrise instinctive d’Internet, les 18-35 ans ne sont pas dupes et attendent des « preuves » tangibles. Ils souhaitent que les marques de luxe justifient leurs prix et leur savoir-faire. Le digital sera l’un des outils majeurs pour donner accès aux coulisses de la création des marques. De plus, ils sont dans une optique « non-profit » comme le précise Eric Briones (plus que de développement durable). Ils sont attachés à l’écologie et valorisent les marques qui s’engagent tout en s’impliquant eux-mêmes de manière solidaire. Le crowdfunding ou les micro-projets liés aux achats (« Acheter une paire de lunettes, donnez une paire de lunettes » par la marque Warby Parker) sont une source de satisfaction et de réconfort pour la génération Y.

Pour Eric de Briones et Gregory Casper, les marques de luxe doivent « se réinventer sans se renier[2] » en cédant au fameux « reboot » tant martelé ces dernières années (réinitialisation) en donnant la parole à la génération Y.

Sources : G. Lipovetsky et E. Roux –  Luxe Eternel : de l’âge du sacré au temps des marques. Collection Le Débat, Gallimard, 2003

Etude MeltyGroup, La génération Y et le luxe, 2013

Extrait du mémoire du CELSA-PARIS LA SORBONNE de Stéphanie Mézin (2014) 

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